Aquarelle
de chrysanthèmes, sur papier japon, réalisée par un artiste japonais à
la fin du XIXe siècle. Leur nom japonais est Furiwake-gami et
Kinto-ikuwan. Cette planche fait partie d’un catalogue offert à
Philippe de Vilmorin lors de son voyage au Japon en 1891.
© Archives de l’Essonne/Yves Morelle
Qui
n’a pas un jour cueilli une fleur, la déposant ensuite dans un
dictionnaire pour la voir sécher, puis la conserver. Recueillez toutes
ces plantes sèches, classez-les par espèces, variétés et annotez leur
nom latin ainsi que leur lieu et date de récolte et vous avez en main
un herbier. Il en existe de nombreux dans le monde, constitués par des
botanistes amateurs, des sociétés de pharmacologie ou de cosmétique,
des scientifiques,… L’image populaire en fait des recueils de belles
plantes légendés par une main experte. Entreposé dans la bibliothèque
de Verrières-le-Buisson, l’herbier Vilmorin est aux antipodes de cette
vision. Constitué au cours des deux derniers siècles par la famille de
grainetiers Vilmorin, cet herbier relève davantage du capharnaüm.
Certaines explications, inscrites au pied levé, sont presque illisibles
; les plantes sont parfois placées dans du papier journal bien que
l’encre les dégrade. Un important travail reste à faire pour les
répertorier, classer, ranger… Il faudrait se pencher sur 56 000
planches dont beaucoup tombent en poussière avec le temps et la
mauvaise conservation.
Pourquoi diable la famille Vilmorin
n’avait-elle pas pris soin de ce patrimoine qui appartient désormais à
la commune ? Passionné de botanique et responsable de l’herbier au
service technique de la mairie de Verrières-le-Buisson, Christian Sifre
estime que pour ces semenciers, l’aspect utilitaire de l’herbier
primait sur l’esthétisme ou la pérennité. Il n’était pas question de
faire dans la dentelle mais d’apprendre à produire plus et mieux. Pour
cela il fallait disposer d’un outil de recherche efficace permettant de
sélectionner des végétaux. Mission accomplie : la dynastie Vilmorin a
largement contribué à l’amélioration d’espèces telles que la betterave,
la pomme de terre ou le blé. Mais aujourd’hui, l’herbier est une banque
de données difficilement exploitable sans un rangement préalable. C’est
pourquoi sa récente inscription au patrimoine national comble Christian
Sifre. Elle devrait permettre de débloquer les fonds nécessaires aux
cinq années de travail quotidien pour remettre de l’ordre dans ce
bric-à-brac. Et dire qu’il y a deux ans, avec la fermeture du
laboratoire de biologie végétale de la faculté d’Orsay, Christian Sifre
récupérait ces planches in extremis, avant le pilon…
01/ La saga Vilmorin constitue un herbier
Collection
de plantes marines séchées faite à Royan (Charente-Maritime). Cette
œuvre a été honorée d’une souscription du Ministère de l’Instruction
publique et des Beaux-arts.
© Archives de l’Essonne/Yves Morelle
Qu’il
soit constitué de plantes sauvages ou médicinales, de fleurs des bords
de mer ou des déserts ; qu’il ait été confectionné par des poètes ou
des anachorètes… l’herbier est une collection de plantes séchées et
pressées entre des feuilles de papier. Mais lorsqu’on se penche d’un
peu plus près sur ces planches de fleurs et de feuilles mortes c’est
toute l’histoire des hommes qui rejaillit. Dans le plus grand herbier
de monde, - huit millions de spécimens conservés au Muséum national
d’Histoire naturelle de Paris - on peut découvrir les expéditions des
grands botanistes : Jussieu, l’inventeur de la systématique, sillonnant
les mers à la recherche d’espèces insoupçonnées ; la servante de
Bougainville, une femme déguisée en homme qui suivit Louis-Antoine
Bougainville dans un tour du monde dans la seconde moitié du XVIIIe
siècle et en rapporta des fleurs multicolores, dont le
"bougainvilliers" ; plus récemment, les traversées sahariennes du
naturaliste Théodore Monod en quête d’une fleur du désert ! On y
découvre aussi un petit herbier constitué par Rousseau "
pour oublier la méchanceté des hommes".
Et le plus ancien des herbiers de France, datant de 1558 et réunissant
trois cents spécimens cousus ou collés par un étudiant en médecine,
Jehan Girault.
L’herbier gardé à Verrières-le-Buisson dans
l’ancien centre de recherche Vilmorin-Andrieux, devenu bibliothèque
municipale, raconte lui aussi une histoire. Celle d’une famille
productrice de graines depuis six générations. Tout commence lorsque
Philippe-Victoire de Vilmorin (1746-1804) rencontre Pierre d’Andrieux,
le botaniste de Louis XV. Ensemble, ils font fructifier un commerce de
graines et plantes installé quai de la Mégisserie à Paris. Le succès
les amène à créer la maison Vilmorin-Andrieux qui deviendra par la
suite Vilmorin Clause et Cie, filiale de Limagrain, quatrième semencier
mondial. Curieux et entreprenant, Philippe-Victoire commercialise en
France de nouvelles espèces exotiques : tulipier de Virginie, betterave
champêtre ou encore rutabaga… ne sont plus seulement l’objet d’études
botaniques, ils sont utilisés pour l’alimentation, le fourrage ou
l’ornement. Monsieur De Vilmorin publie un catalogue, recense des
espèces de plantes aromatiques et d’arbres fruitiers. Surtout, il est
le moteur d’une saga familiale qui jouera un rôle pionnier dans la
sélection végétale.
Son frère, Louis de Vilmorin (1818-1860)
énonce pour la première fois en 1856 le principe de la sélection
généalogique. Cette sélection consiste à ajuster génétiquement les
plantes aux besoins humains. Parmi ses découvertes les plus notoires,
la mise au point d’une betterave blanche sucrière qui contient 18 % de
sucre, contre 10 % habituellement. Dès lors, la betterave a pu
concurrencer la canne à sucre ! Sous l’impulsion de cet agronome avisé,
la sélection végétale n’est plus hasardeuse, mais suivie. "
Pour améliorer généalogiquement une plante, il faut compter au moins dix années, indique Christian Sifre, passionné de botanique et de l’herbier Vilmorin.
À
chaque génération on affine les critères pour rendre la plante plus
agréable au goût, plus facile à récolter, à cuisiner, plus adaptée aux
conditions climatiques, etc. Cet affinage, année après année, les
Vilmorin l’ont reporté dans leur herbier. C’était en effet le seul
moyen de conserver une trace témoignant de l’évolution de la plante", explique le responsable de l’herbier.
Symbole
d’un travail qui a permis l’émergence de blés à grand rendement, de
pommes de terre aux qualités organoleptiques hors pair, de betteraves
sucrières, l’herbier Vilmorin témoigne de la recherche botanique et
agronomique à des fins productivistes. C’est la porte ouverte vers de
nouvelles découvertes… et plus tard, vers les organismes génétiquement
modifiés. Ainsi, "
dès 1910, en jouant
sur la tétraploïdie, les Vilmorin créent des variétés nouvelles : grâce
à un traitement à base de colchicine, substance extraite de la
cochenille, la société Vilmorin-Andrieux dédouble le capital
chromosomique des plantes. À la génération suivante, les cellules de la
plante possèdent quatre copies de chaque chromosome (tétraploïdes)
contre deux (diploïdes) dans un cas classique", s’enthousiasme
Christian Sifre. Concrètement, cela aboutit à un gigantisme cellulaire
qui se répercute sur la taille des plantes. Cette propriété trouve son
utilisation en horticulture. Aujourd’hui encore, les plantes
ornementales sont généralement des polyploïdes obtenus artificiellement.
02/ Un passionné sauve l'herbier
Aquarelle
de rhododendron, sur papier de soie, réalisée par un artiste japonais à
la fin du XIXe ou au début du XXe siècle. Elle est classée dans l’album
d’iconographies botaniques de plantes orientales de l’herbier de
Vilmorin.
© Archives de l’Essonne/Yves Morelle
Au fil du
temps, l’herbier s’enrichit de dons faits par des missionnaires, des
militaires coloniaux, des botanistes, des sociétés d’amateurs. Les
Vilmorin héritent par exemple de l’herbier de pomme de terre constitué
par Parmentier lors de ses pérégrinations en Amérique du Sud. En trente
ans, la famille va multiplier par cinq le catalogue Parmentier qui
réunit ainsi jusqu’à 1 280 variétés nouvelles… Pour les fleurs qui ne
se trouvent que dans de lointaines contrées, notamment au Japon, la
famille réclame des peintures afin de pouvoir les présenter plus
facilement aux clients. Une partie de l’herbier est donc constituée de
dessins : pivoines fuchsias, rhododendrons bleutés, iris à corolle
jaune, sont les plus belles perles de la collection d’aquarelles
réalisées sur papier de soie.
Mais, progressivement, la
société est rachetée. En 1967, elle ferme les portes de son centre de
recherche à Verrières-le-Buisson. Chercheur au CNRS, Roger de Vilmorin
(1905-1980) récupère l’herbier dans son laboratoire de biologie
végétale à Orsay. Il entreprend d’en classer une partie afin de rédiger
"Flore de France", un ouvrage de référence réalisé en collaboration
avec un collègue, Marcel Guinochet. "
À vue d’œil, l’herbier comporte environ 56 000 planches, souligne Christian Sifre.
À peine 40 % ont été classées pour la rédaction de “Flore de France”.
Et
encore, ce classement est superficiel, il nous faut référencer chaque
planche, c’est-à-dire trouver l’année, l’auteur, le lieu de collecte,
si possible associé à son type de biotope."
Ces pages du catalogue de l’herbier de Vilmorin sont des notes manuscrites d'expéditions botaniques datant de 1902.
© Archives de l’Essonne/Yves Morelle
Lorsque
le laboratoire cesse ses activités en 2003, les planches sont déjà dans
un piètre état, à moitié rongées par les rats et l’usure des ans.
Réalisé à des fins marchandes immédiates et non pour la postérité des
connaissances scientifiques, cet herbier n’a pas été entretenu,
référencé, confectionné dans les règles de l’art. Plus personne
n’imagine pouvoir sauver cet héritage lorsque Jean-Baptiste de Vilmorin
(fils de Roger de Vilmorin) et Alain Lacoste, directeur du Laboratoire
de Phytosociologie de la faculté de Paris VI, proposent à la commune de
Verrières-le-Buisson de confier l’herbier au responsable Environnement
de la mairie, Christian Sifre. Ce dernier décide de rapatrier la
collection dans ses locaux d’origine, l’ancien centre
Vilmorin-Andrieux. "
Les conditions de
conservation y sont idéales : à l’obscurité dans un placard et soumis à
d’importantes variations de température pour tuer la vermine",
explique l’intéressé qui s’est renseigné sur les méthodes de
conservation du Muséum national d’Histoire naturelle. Tous les deux
ans, un traitement chimique parfait l’entretien de ce trésor. Pour
autant, pas question de faire visiter la salle de l’herbier au public.
Dans les trois grandes armoires qui l’abritent, ce sont plus de mille
dossiers sous forme de chemises cartonnées qui sont entreposés. Les
échantillons renfermés, dont certains ont plus de deux cents ans, sont
extrêmement fragiles. Depuis juin 2006, Christian Sifre les a fait
inscrire au patrimoine national. Objectif : obtenir les fonds
nécessaires pour référencer l’herbier, le restaurer et en extraire une
base de données informatisée.
En deux ans, Christian Sifre n’a
eu que quatre demandes de visite scientifique. En comparaison, le
Muséum national d’Histoire naturelle répond aux besoins de cent
cinquante botanistes étrangers et à des milliers de demandes de prêt. "
Il faut absolument que l’herbier soit accessible aux botanistes sans quoi il se meurt", tempête Christian Sifre. Mais comment parvenir à faire l’inventaire quand si peu de planches ont été documentées ? "
On
peut toujours récupérer des informations sur les étiquettes accolées
aux plantes. Surtout qu’il y a beaucoup de “papillons”, petites notes
rectificatives ajoutées ultérieurement par une tierce personne. Il
existe par ailleurs des carnets de botanistes du Loiret où sont
minutieusement décrits les lieux de récoltes. Nous avons aussi trouvé
un lys séché entre deux feuilles d’un papier journal où l’Allemagne
déclarait la guerre à la France. Un autre décrivait les premiers congés
payés. Parfois, la tâche est plus difficile : les plantes sont
légendées en chinois (parce qu’elles proviennent de dons légués par des
Chinois)… Tous ces éléments montrent que l’herbier témoigne aussi d’un
contexte social et historique." Une fois ces multiples
informations compilées, il faudra restaurer l’herbier, c’est-à-dire le
déplacer sur un support approprié (un papier résistant plutôt qu’un
simple papier journal) et ne pas coller les fleurs mais plutôt les
"scotcher" avec des petites bandes confectionnées à cet effet. Dans un
dernier temps, Christian Sifre espère intégrer toutes ces informations
dans une base de données informatique afin de les rendre disponibles
par delà les frontières.
03/ De l'herbier aux collections de gènes végétaux
Cette aquarelle d’iris, provenant de l’herbier de Vilmorin, a gardé sa couleur d’origine et son nom japonais : Koki-no-iro.
© Archives de l’Essonne/Yves Morelle
"Pluie
fine", "Fleur de sable", "Plume de cigogne", "Sur les marges",... Les
iris de l’herbier Vilmorin ont gardé leur couleur d’origine et leur nom
japonais. Poétique mais un brin désuet aux yeux de certains. Que dire
et que faire de cet amas de feuilles sèches et de peintures à l’heure
des OGM ? "
Si l’herbier n’a plus forcément d’utilité pour les généticiens, techniquement, il n’a toujours pas de remplaçant, insiste Christian Sifre.
C’est
toujours le meilleur moyen de stocker l’information. Les photographies
ne rendent pas aussi bien compte des richesses de la plante."
Pour qui cherche une plante ou un caractère spécifique, les herbiers
sont parfois les meilleures encyclopédies. Récemment, à
Verrières-le-Buisson, un agronome est venu rechercher un blé court afin
de ne plus être gêné lors de la récolte par les chaumes se couchant
sous l’action du vent. Une fois ce blé trouvé, il a essayé de remonter
dans l’arbre généalogique de la plante afin de comprendre le
cheminement de la sélection. "
Grâce à
l’herbier, on peut aussi repérer comment l’espèce a évolué
géographiquement. Or la répartition spatiale informe sur le potentiel
d’adaptation des plantes aux conditions climatiques et
environnementales. Et bien sûr, le principal intérêt de l’herbier
Vilmorin est qu’il représente une formidable carte de la sélection
végétale", rappelle Christian Sifre.
Aujourd’hui, la
sélection végétale s’est transformée en sélection génétique. L’optique
demeure identique : maîtriser la complexité des plantes afin qu’elles
répondent aux besoins des producteurs. Mais les moyens ont évolué. Les
herbiers sont remplacés par des banques de données où sont conservés
des fragments de génomes. "La constitution de ces banques est un
travail laborieux", témoigne Hélène Berges, directrice du Centre
National de Ressources Génomiques Végétales, créé à Toulouse par le
département Génétique et Amélioration des plantes de l’INRA en 2003
afin de centraliser les collections des divers laboratoires français.
Pour constituer ces bibliothèques de ressources biologiques, il faut
tout d’abord séquencer le génome à l’aide d’enzymes, des sortes de
ciseaux à l’échelle moléculaire. "
Les
fragments de génomes sont ensuite insérés dans l’ADN d’une bactérie
capable d’accepter ce corps étranger. Il s’agit souvent d’Escherichia
Coli. Cet être unicellulaire se divise toutes les vingt minutes et
permet ainsi une reproduction exponentielle du matériel génomique de la
plante. L’ensemble est congelé à - 80 °C dans une sorte de “dormance”
car dès qu’elle est décongelée la bactérie reprend son activité",
explique Hélène Berges. Dans son centre de recherche, 25 000 gènes ont
été identifiés. Reste à déterminer leur intérêt agronomique. Par
exemple, à partir de souches détenues dans une banque de l’INRA à
Dijon, le CNRS de Nancy a démontré l’intérêt des champignons pour la
décontamination des sols. En effet, certains champignons favorisent la
recolonisation par les plantes qui ont tendance à absorber les
polluants organiques et les métaux lourds des sols. Autre exemple, des
études de l’unité INRA de Génétique et Amélioration des Fruits et
Légumes ont permis d’identifier une lignée de petites cerises aux
caractéristiques aromatiques remarquables. Croisée avec une lignée de
grosses cerises, les chercheurs ont obtenu une population de cent
cinquante lignées. La carte génétique qui en résulte devrait permettre
de découvrir "la cerise parfaite".
Outre leur formidable
potentiel d’applications, ces banques de données sont aussi l’occasion
de retracer l’évolution des espèces. Il faudrait pour cela analyser le
génome d’une plante actuelle et celui de cette même plante il y a
plusieurs années. Et voilà les scientifiques de nouveau penchés sur des
herbiers, uniques lieux où il est possible de trouver facilement une
plante intacte âgée de plusieurs siècles. "
Il
n’y a pas de raison que l’ADN des plantes séchées ne soit pas conservé.
Techniquement, l’opération est coûteuse et c’est pourquoi, à ma
connaissance, il n’existe pas encore de recherche génomique sur les
herbiers. Car, d’un point de vue des connaissances, cette approche me
semble intéressante", estime Hélène Berges. Assimilés jusqu’à
maintenant aux ancêtres des banques génomiques végétales, les herbiers
pourraient alors jouer le rôle de ressources pour ces banques ! Une
belle leçon d’humilité.