Pensez-vous
qu'une tortue, un serpent, un iguane, un scorpion, voire un crocodile,
puisse devenir un animal de compagnie ? S'il semble que pour les
crocodiles, les prétendants soient rares, ce n'est pas le cas pour
d'autres animaux tels que les tortues et les serpents ! Toutefois,
l'engouement pour ces nouveaux animaux de compagnie ne fait pas
l'unanimité. D'aucuns qualifient même ce commerce de NAC de "nouvelle
affaire commerciale" et dénoncent le trafic illégal qui peut
l'accompagner. Par ailleurs, les lâchers réguliers dans la nature
d’animaux devenus encombrants peuvent modifier les équilibres existants
des milieux naturels.
Depuis 1973, l'accord international CITES
(Convention on international trade in endangered species of wild fauna
and flora www.cites.org/fra/disc/what.shtml) a pour but de veiller à ce
que le commerce international des spécimens d'animaux et de plantes
sauvages ne menace pas la survie des espèces auxquelles ils
appartiennent. Aujourd'hui, il est ratifié par 166 états et protège
plus de 30 000 espèces d'animaux et de végétaux.
La tortue de Floride : une excellente nageuse !
© O. Born
Il
existe trois niveaux de protection plus ou moins stricts. Le premier
niveau concerne les espèces menacées d'extinction (panda, tortue
marine, guépard…). Le deuxième s'applique aux espèces non menacées de
disparition, mais dont le trafic doit être préservé d'une
surexploitation. Quant au troisième degré, il vise des espèces
protégées dans au moins un pays pour lesquelles les autorités en place
ont requis, auprès des autres gouvernements liés par la convention
CITES, une assistance pour le contrôle du trafic. Dans ces trois cas,
toutes les importations et exportations des espèces couvertes par la
convention CITES doivent être accompagnées d'une autorisation délivrée
par les autorités du pays. Malgré l’existence de cet accord, chaque
année les douaniers interceptent aux frontières de nombreux animaux,
principalement des reptiles et des oiseaux, capturés et transportés
illégalement.
Ajouté au fait que tous ces animaux sont avant
tout des animaux sauvages qui s'adaptent souvent mal à la captivité, le
manque de connaissance de la majorité des particuliers sur ces espèces
peut être à l'origine de comportements inattendus. Prenons le cas de la
tortue de Floride. Achetée à l'état juvénile, elle mesure quelques
centimètres. À l'âge adulte, elle peut atteindre 25 cm. Une rapide
croissance qui n'est pas toujours prévue par de nombreux propriétaires
qui croient souvent avoir acheté des… tortues naines. Résultat : de
nombreux abandons dans la nature et une menace potentielle pour les
espèces et les écosystèmes locaux. Même si aujourd'hui l'importation de
la tortue de Floride est interdite dans l'Union européenne, le nombre
de spécimens existant déjà sur le sol français préoccupe les milieux
naturalistes et les associations de protection de la nature. Le
laboratoire d'Écologie, systémique et évolution de l'université de
Paris-Sud étudie notamment son impact en Île-de-France.
01/ Espèces invasives : une menace pour la biodiversité ?
Tortues de Floride en bain de soleil.
© O. Born
L'homme,
de par ses multiples voyages à travers le monde, introduit
volontairement ou non un grand nombre d'espèces animales et végétales
dans la quasi-totalité des écosystèmes du globe. Les coques et les
ballasts des bateaux constituent, par exemple, de parfaits moyens de
transport pour des organismes microscopiques ou des larves
planctoniques d'espèces de plus grosse taille, telles que la moule
zébrée ou la crépidule (coquillage en forme de berceau). Même constat
pour les transports aériens. Les voyageurs ramènent, souvent sans le
savoir, les graines d'espèces végétales accrochées à leurs vêtements.
L'introduction
d'espèces exotiques est parfois volontaire, pour des raisons
économiques ou commerciales. Le ragondin et le rat musqué (américain à
l'origine) furent importés en France dans le but de commercialiser leur
fourrure. Échec commercial ! Un grand nombre d’animaux fut lâché dans
les rivières françaises, avec la disparition progressive des élevages.
Plus récemment, la tortue de Floride "traversa" l'océan Atlantique pour
arriver en France dans les années soixante-dix en tant qu'animal
d'agrément. Un grand nombre d’individus fut ensuite lâché dans les
milieux aquatiques français par des propriétaires déçus.
Heureusement,
seul 1 % des espèces exotiques introduites parvient à survivre et à
s'implanter dans de nouveaux environnements. Pour que l'installation et
l'invasion soient un succès, trois phases sont nécessaires : l'arrivée
des premiers spécimens, l'implantation d'une population et la
dissémination de l'espèce (qui s'accompagne de l'augmentation de l'aire
colonisée). Seules quelques espèces, à l'instar du ragondin ou de
l'écrevisse américaine parviennent à se créer une place dans les
écosystèmes d'introduction.
Toutefois, les invasions biologiques
que certains qualifient de "pollution biologique" sont aujourd'hui
considérées par l'Union internationale pour la conservation de la
nature (UICN) comme une des grandes menaces pour la biodiversité, avec
la destruction de l'habitat, la pollution et la surexploitation des
milieux par l'homme. La prise de conscience de ce problème sur un plan
national et international s'est traduite par l'émergence de différents
programmes, tels que le programme "Invasions biologiques" mis en place
par le ministère de la Recherche française en 2000.
02/ Récit de l'introduction d'une indésirable : la tortue de Floride
A sa naissance, la tortue de Floride tient sur la paume d’une main.
© O. Born
Verte,
rayée de jaune et parée de part et d'autre de la tête de deux tâches de
couleur rouge, cette jolie tortue aquatique avait tout pour séduire les
particuliers, des terrariophiles les plus convaincus aux simples
amateurs. Et ce fut le cas !
Originaire d'Amérique du Nord,
son aire de répartition naturelle s'étend du golfe du Mexique jusqu'à
l'Illinois en couvrant tout le bassin du Mississippi. C'est donc tout
naturellement que le commerce de T
rachemys scripta elegans,
appelée communément tortue de Floride, a débuté sur le continent
américain, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dans les années
soixante, plus de 150 fermes d'élevage sont dénombrées aux États-Unis.
Leur production, estimée à environ 10 millions de juvéniles par an, se
destine principalement aux marchés américain et canadien. Toutefois, en
1975, cette tendance se modifie. Suite à quelques cas de salmonellose
observés chez des enfants et attribués au contact avec une tortue, l'US
Food and drugs administration (agence américaine chargée de la
protection de la santé publique) interdit le commerce de cette espèce.
En
conséquence, de nombreuses fermes aquacoles mettent la clé sous la
porte, tandis que d'autres, une cinquantaine environ, se maintiennent
et poursuivent leurs activités en s'orientant vers l'exportation à
destination de l'Europe et de l'Asie. En France, l'engouement pour ces
nouveaux animaux de compagnie fut particulièrement fort. La France
détient, en effet, le record de l'importation en Europe avec plus de 1
878 800 individus importés entre 1989 et 1990. Elle est suivie par
l'Italie qui enregistre l'importation d'environ 1 million d'animaux, et
par l'Espagne qui en dénombre 770 000 sur la même période. En Asie,
l'engouement n'est pas moindre. Le principal pays importateur est la
Corée du Sud avec plus d'1 million d'animaux entre 1989 et 1990, suivi
du Japon (690 000 individus) et de Hong-Kong (605 000 tortues). En
définitive, plus de 50 millions de tortues ont ainsi été exportées des
États-Unis entre 1989 et 1997 à des fins purement commerciales et
"décoratives".
Une surprise de taille attendait pourtant les
heureux acquéreurs de tortues de Floride vendues parfois sous le
qualificatif de "tortues naines". Convenablement élevés, ces "petits"
reptiles de quelques centimètres à la naissance peuvent en effet
mesurer 15 à 25 cm à l'âge adulte - atteint entre 3 et 8 ans - et peser
jusqu'à 2, 5 kg ! Ils ont alors besoin d'aquariums plus grands, dont
l'eau doit être fréquemment renouvelée, et de plus de nourriture. En un
mot, ils deviennent encombrants ou difficiles à élever pour bon nombre
de propriétaires. Non informés, nombre d'entre eux se sont dessaisi de
leur animal en le relâchant dans une rivière ou un étang. C'est ainsi
qu'en France on peut observer des tortues de Floride dans la
quasi-totalité des départements métropolitains. Face à la recrudescence
de cette espèce dans les milieux aquatiques, une mesure visant à
interdire l'importation de l'espèce
Trachemys scripta elegans dans l'Union européenne a été adoptée en 1997.
03/ Conflit de voisinage
L'observation
de quelques cas de reproduction réussie à Nîmes (Vaucluze), à
Pierrelatte (Drôme) et au lac du Bourget (Savoie) montrent que cette
espèce peut s'acclimater à notre environnement. Or l'implantation d'une
nouvelle espèce dans un écosystème pré-établi est susceptible de
modifier celui-ci. Dans le sud de la France, la tortue de Floride est
présente dans les mêmes zones humides qu'une autre espèce de tortue
aquatique, autochtone celle-ci, la cistude d'Europe Emys orbicularis.
Cistude d’Europe (à gauche) et tortue de Floride (à droite).
© O. Born
Les
recherches tendent à montrer que ces deux espèces pourraient entrer en
compétition sur des zones dites de "bain de soleil". Les tortues de
Floride et les cistudes d'Europe sont en effet des animaux
poïkilothermes, dont la température corporelle dépend de celle du
milieu extérieur. Ceci à l'instar d'autres reptiles, tels que les
serpents ou les lézards. Afin de pouvoir survivre (se déplacer, se
nourrir, etc.), les tortues doivent donc passer un certain nombre
d'heures au soleil, à emmagasiner de la chaleur. Or tous les solariums
ne se valent pas ! Une compétition entre les deux espèces peut donc
intervenir à ce niveau. Dans les conditions expérimentales (bassins
extérieurs), on constate que les tortues de Floride utilisent les sites
privilégiés par les cistudes d'Europe quand ces dernières sont seules.
Si les deux espèces cohabitent, les cistudes sont alors repoussées sur
des sites de moins bonne qualité. Dans le milieu naturel, il pourrait
donc y avoir compétition entre les deux espèces lorsque les solariums
sont en quantité limitée, au détriment, probablement, des tortues
locales.
Ces deux espèces de tortues pourraient-elles entrer
en compétition au niveau des ressources alimentaires ? Sur ce plan, la
cistude d'Europe a un régime strictement carnivore. Sa congénère de
Floride présente, quant à elle, un régime plus varié puisqu'elle se
nourrit non seulement de petits animaux (insectes, invertébrés,
têtards, poissons), mais également d'espèces végétales. N'utilisant pas
les mêmes ressources, les deux espèces ont donc peu de chance d'entrer
en compétition l'une avec l'autre.
04/ Les tortues à l'étude
Bassins d’expérimentations.
© O. Born
Lancé
en 2002, le projet "Tortues de Floride" a été porté par le laboratoire
d'Écologie, systémique et évolution (ESE), UMR 8079 CNRS - université
Paris-Sud, en collaboration avec le département des Arts et sciences de
la communication de l’université de Liège (Belgique). Lancé en
partenariat avec l’Office national des forêts (ONF), il a reçu le
soutien de nombreux partenaires financiers et logistiques (région
Île-de-France, départements de Seine-Saint-Denis, Essonne,
Seine-et-Marne, Hauts-de-Seine, direction de l’Environnement (DIREN)
d’Île-de-France, réserve naturelle de Saint-Quentin-en-Yvelines, parc
zoologique de Thoiry). L'enjeu scientifique du programme "Tortues de
Floride" en Île-de-France était double : connaître l’écologie de la
tortue de Floride en tant qu’espèce introduite, et comprendre le jeu
d’acteurs sociaux autour de la présence de tortues dans les parcs
urbains.
Afin d'évaluer l'impact des tortues sur les milieux
où elles sont présentes, les scientifiques ont d’abord étudié leur
régime alimentaire par analyse fine des contenus stomacaux d'individus
prélevés dans la nature. De manière plus générale, ils ont cherché à
comprendre la façon dont elles interagissent avec la biocénose des
milieux d'introduction. Comme toute espèce qui arrive dans un
écosystème, les tortues perturbent les équilibres établis, soit de
façon directe (par prédation, broutage ou compétition), soit de façon
indirecte via des modifications complexes des milieux d'introduction.
Cette arrivée peut entraîner la diminution des effectifs de certaines
espèces présentes (voire leur disparition locale) mais aussi l’arrivée
ou l’augmentation des effectifs d’autres espèces
Les recherches
menées par le laboratoire ESE ont été réalisées en conditions
contrôlées dans des bassins expérimentaux situés sur le campus d'Orsay.
Après plus d’un an de mise en service de 12 bassins (4 x 5 mètres
chacun, séparés les uns des autres par des grillages), des tortues
adultes femelles ont été introduites en avril 2005 selon le protocole
suivant : 4 bassins ont reçu 1 tortue, 4 bassins 3 tortues, et 4
bassins témoins n’en ont pas reçu. Les communautés animales et
végétales de ceux-ci ont ensuite été suivies pendant deux ans (2005 et
2006) dans les 12 bassins, sans nourrir les tortues.
Les
chercheurs ont montré que le régime alimentaire des tortues adultes
d’Île-de-France est composé de plantes et d’animaux. Les tortues
introduites sont donc omnivores, comme dans leur milieu d’origine. Les
spécimens introduits ont interagi avec les espèces déjà présentes
(plantes aquatiques, mollusques, insectes, amphibiens) : alors que
certaines espèces de mollusques ont diminué (probablement par prédation
des tortues), d’autres espèces de mollusques et d’insectes ont vu leurs
effectifs augmenter, parfois de manière importante. Les tortues
semblent donc avoir permis une diminution de la compétition entre
espèces de mollusques. De plus, en modifiant l’environnement (brassage
de l’eau, apport d’azote), elles ont peut-être augmenté les "niches
écologiques" de certaines espèces. Ces résultats, même s’ils restent
limités à deux ans d’étude dans des bassins expérimentaux, indiquent
que l’impact des tortues de Floride est complexe.
Pour
déterminer les potentialités de colonisation de cette tortue, il faut
étudier et quantifier les paramètres démographiques de sa population, à
savoir le succès de la reproduction, le sex-ratio des jeunes
(c'est-à-dire la proportion de femelles et de mâles), la survie des
juvéniles et des adultes, ainsi que leurs capacités de dispersion et de
mouvement. Chez la tortue de Floride, la température d'incubation des
œufs a un rôle majeur dans la détermination du sexe des juvéniles.
Incubés à basse température (moins de 27 °C) les œufs produisent plutôt
des mâles, alors qu'à haute température (plus de 29 °C) ils produisent
plus souvent des femelles. Avec l’humidité du sol, la température
d’incubation a également un rôle dans la réussite de la reproduction :
dans un sol trop froid, la vitesse de développement diminue et
l’incubation ne peut pas se terminer avant le retour des conditions
hivernales. Les recherches menées dans le laboratoire ESE ont permis de
proposer un modèle de détermination du sexe en fonction de la
température du sol. Ce modèle mécaniste prédictif est actuellement
utilisé pour étudier les probabilités de reproduction réussie de la
tortue de Floride en France métropolitaine, en fonction des variations
estivales de température. En effet, même si à ce jour aucune naissance
n'a été rapportée en Île-de-France, on ne peut pas exclure qu'un mois
exceptionnellement chaud permette l'éclosion de suffisamment de futurs
adultes des deux sexes pour qu'une population se maintienne. L’éclosion
de jeunes des deux sexes a été confirmée dans le sud de la France.
Enfin,
des travaux complémentaires ont permis de comprendre l'implication de
nombreuses personnes intervenant autour des tortues présentes dans les
espaces naturels urbains et péri-urbains : propriétaires, vendeurs,
politiques chargés de la réglementation, chercheurs, visiteurs des
parcs. Les chercheurs ont notamment pris en compte l’image positive que
peut véhiculer, auprès des visiteurs, la présence de tortues dans un
parc, pour proposer des scénarios de gestion des populations de tortues
de Floride dans les espaces urbains et péri-urbains.
05/ Sensibilisation du public et gestion des populations de tortues
Bassins de récupération de la ferme de Vergèze.
© O. Born
Parallèlement
à ces axes de recherche, le programme "Tortues de Floride" a proposé
des outils de communication autour de la présence de tortues de Floride
(et plus généralement des NAC) dans des milieux où ils n'ont pas
toujours leur place : création et diffusion d'une affiche de
sensibilisation, mise en place d'un site Internet
(http://www.ese.u-psud.fr/floride/) et d'une adresse e-mail
(tortue.floride@ese.u-psud.fr) dédiés au programme, création d’une
exposition, réalisation d’un court-métrage ("Une tortue dans la mare"),
création d’une mallette pédagogique ("Les animaux et nous -
Enseignements d’une tortue voyageuse (malgré elle)").
Enfin,
un troisième volet du programme s’est intéressé à la gestion des
populations de tortues. Après avoir recensé les populations existantes,
les chercheurs ont discuté d’un modèle de prise de décision avec les
gestionnaires (par exemple : récupération par piégeage si le site
présente une valeur patrimoniale forte) et organisé la récupération de
tortues présentes chez des particuliers ou dans la nature dans des
centres de récupération. Bien sûr, dans ces centres, elles ne seront
pas euthanasiées. Grâce à ce programme, plus d'une vingtaine de centres
de récupération ont ouvert en France métropolitaine. En Île-de-France,
le parc zoologique de Thoiry s’est vu déborder dès la première année de
fonctionnement (2005-2006), avec plus de 300 tortues amenées. Un
deuxième centre a ouvert dans les Hauts-de-Seine et d’autres sont en
cours de réalisation (informations sur le site Internet du programme ).
Même si aujourd'hui la sous-espèce
elegans
est interdite d'importation en Europe, d'autres font leur apparition.
Ces tortues ne sont pas plus adaptées à la captivité que leurs
congénères, et sont tout aussi susceptibles de s'installer dans nos
écosystèmes si elles y sont relâchées. Aujourd'hui, la meilleure
solution pour parer à d'éventuelles invasions d'espèces exotiques reste
encore de ne pas contribuer à leur commerce. Alors, pourquoi ne pas
rester plus traditionnel et adopter un chat ou un chien, même si c'est
somme toute moins exotique ! Et si vous avez une tortue de Floride chez
vous dont vous souhaitez vous débarrasser, ne l'abandonnez pas
n'importe où : déposez-la dans un centre de récupération.